Pour ceux que la démocratie et les processus électoraux intéressent, un entretien avec Michael Bruter, paru dans La Recherche n° 467 de septembre 2012, recueilli par Nicolas Chevassus-au-Louis.
Le citoyen appelé à voter ne se détermine pas qu’en fonction de convictions politiques : le mode de scrutin, la solennité du bureau de vote et son histoire personnelle sont autant d’éléments scrutés par Michael Bruter, qui étudie la psychologie des électeurs dans une quinzaine de pays.
Pourquoi vous intéressez-vous à la psychologie de l’électeur au moment où il passe dans l’isoloir ?
Entre 20 % et 30 % des citoyens prennent leur décision, ou changent d’avis, dans les jours précédant l’élection, et la moitié de ceux-ci au moment même de voter. J’ai voulu m’intéresser à ce moment du vote, très peu étudié en science politique, en me disant qu’il y avait peut-être des émotions, des réminiscences, des déclenchements symboliques à l’œuvre. Ces émotions diffèrent d’une élection à l’autre : la présidentielle française de 2002, avec le candidat d’extrême droite qualifié pour le second tour, n’a certainement pas généré les mêmes qu’une cantonale partielle. Mais mon hypothèse est qu’il y a toujours une émotion, soit liée à l’acte de voter, soit liée aux échanges, parfois aux disputes, qui ont lieu pendant la campagne.
Mais comment objectiver ces émotions ?
Mon équipe utilise un faisceau de méthodes imparfaites, mais dont les imperfections sont toutes différentes. Tout d’abord, nous procédons à deux enquêtes, avant et après l’élection, sur un échantillon représentatif de 2 000 personnes (âge, sexe, région, taille de commune, éducation et catégorie socioprofessionnelle). Nous posons des centaines de questions visant à connaître l’électeur et son rapport aux élections. Elles sont complétées par des entretiens individuels approfondis visant à cerner sa mémoire électorale et sa conception du moment électoral. L’électeur se souvient-il d’avoir accompagné ses parents pour voter quand il était enfant ? De son premier vote ? De discussions, de disputes, de moments marquants de campagnes électorales passées ? Comment conçoit-il son rôle en temps qu’électeur ? Nous demandons aussi à certaines personnes de notre échantillon de tenir un journal en notant tous les jours, pendant et après la campagne, s’ils ont entendu parler de l’élection, s’ils en ont parlé, ce qu’ils en ont pensé. Le jour du vote, nous utilisons des mini-entretiens à la sortie des urnes, dans lesquelles nous demandons à l’électeur d’exprimer en une phrase ce à quoi il a pensé quand il était dans l’isoloir. Enfin, nouveauté introduite pendant la présidentielle française, nous avons demandé à des personnes tenant les bureaux de vote d’observer les électeurs : viennent-ils voter seuls ? Avec des enfants ? Avec des personnes âgées ? Ont-ils l’air nerveux ? Quelles questions posent-ils ?
Pour quelles raisons 20 % à 30 % des électeurs changent-ils d’avis quelques jours avant l’élection ?
Beaucoup de gens ne s’intéressent vraiment à l’élection qu’en fin de campagne. Lors de la présidentielle française, toutes les enquêtes menées une semaine avant le premier tour observaient une intention d’abstention de 10 % supérieure à ce qu’elle fut vraiment. Ce n’est pas que les enquêtes se sont trompées, c’est que les gens ont changé d’avis. Et si les électeurs changent d’avis, c’est parce qu’ils changent de manière de penser. Avant l’élection, l’électeur se demande surtout ce qui est bon pour lui. Mais au moment de voter, il réfléchit plus à ce qui est bon pour la société. C’est ce que montre notre travail, qui souligne notamment le sentiment de responsabilité et de solennité que beaucoup de citoyens décrivent en parlant de leur passage en bureau de vote. L’atmosphère du bureau de vote, de l’isoloir, conduit de nombreux citoyens à effectuer la démarche électorale dans un état d’esprit complètement différent de ce qu’ils avaient (honnêtement) imaginé en répondant à des enquêtes.
Cela signifie-t-il que le résultat d’un scrutin peut varier en fonction de sa modalité technique ?
Oui, on s’aperçoit que ceux qui votent par correspondance ou par Internet (dans les pays où cela est possible) ont une expérience électorale et des comportements sensiblement différents de ceux qui votent sur place, notamment lorsqu’on prend en compte leurs intentions de vote originelles. Au Royaume-Uni, j’ai par exemple observé que les gens qui votent par courrier sont moins satisfaits, qu’ils ont l’impression que leur vote compte moins. Ou encore que dans un vote par correspondance (et plus encore par Internet) la probabilité de voter pour un parti d’extrême droite est plus élevée. La solennité liée au déplacement dans un bureau de vote disparaît, et cela a des effets. On oublie trop souvent que pour un système politique, la finalité du vote ne se limite ni au « pur » choix du personnel politique ni a un « pur » taux de participation, mais qu’il est aussi indispensable que l’élection serve à ce que les citoyens se sentent au cœur de la démocratie, inclus dans un processus qui cimente une société politique.
Comment votre dispositif d’enquête tient-il compte des abstentionnistes, ou des gens qui ne s’intéressent pas à la vie politique ?
Lors de l’entretien, on s’aperçoit vite de l’intérêt de la personne interrogée pour l’élection. Et le questionnaire postélectoral s’adresse autant à ceux qui ont voté qu’aux abstentionnistes. Pour ces derniers, on peut donc savoir s’ils ne votent pas par désintérêt, ou parce qu’ils n’ont trouvé aucun candidat qui les convainc. Les deux profils existent. Mais chez les jeunes, par exemple, le décalage entre l’offre politique et leurs espérances, souvent très idéalisées sur ce que la politique devrait être, est une cause d’abstention beaucoup plus importante qu’un supposé désintérêt pour les élections. Ce dernier ne concerne qu’une assez petite minorité. Nos résultats montrent que les personnes interrogées sont beaucoup plus intéressées par l’élection que par la vie politique au jour le jour. D’où des émotions et plus encore des souvenirs forts : d’après nos données, 30% des Français disent avoir déjà pleuré lors d’une élection, 70 % se souviennent être allés au bureau de vote avec leurs parents lorsqu’ils étaient petits et plus de 80 % se rappellent précisément de leur premier vote.
L’électeur procède-t-il selon vous à un choix rationnel ?
En science politique, il y a trois grandes écoles sur la manière d’aborder ce qui détermine le choix de l’électeur. La première est l’approche sociologique, selon laquelle les gens votent à cause de ce qu’ils sont (âge, niveau d’étude, ressources, etc.). La deuxième est l’approche du choix rationnel, qui voit l’électeur comme choisissant le candidat qui va maximiser son intérêt (économique, entre autres, mais pas seulement). La troisième suppose que le vote est déterminé par l’identité partisane, le lien affectif entre l’électeur et un parti.
Ces trois approches sont intéressantes mais ont toutes leurs limites. L’approche sociologique pose le problème du libre arbitre : à la limite, si chacun vote en fonction de sa position sociale, il n’y a aucune surprise à attendre d’une élection. L’approche en termes de choix rationnel, elle, ne fonctionne que si l’on considère « l’intérêt de l’électeur » d’une manière si large et si hétéroclite que le modèle devient invérifiable. Enfin, le modèle de l’identité partisane se heurte au fait qu’il n’y a aucune raison de penser que, sauf exception comme chez les militants, l’affiliation partisane participe à la définition de l’identité individuelle (qui je suis).
Comment vous situez-vous par rapport à ces différents courants ?
Ces trois courants ont en commun de ne presque pas tenir compte du rôle de l’individu, de sa personnalité, de ses émotions dans le choix électoral. Le modèle de l’identité essaie de le faire, mais il se limite à l’identification à un parti, ce qui est trop restreint et rarement vérifié. Dans mon travail, je pars du principe que si la prise en compte de la psychologie de l’électeur est essentielle, elle n’est pas médiatisée par les partis mais émane plus directement de la personnalité, les émotions, l’identité et la mémoire. C’est donc une manière pour moi de remettre le concept de psychologie électorale au cœur de la science des élections. Vos recherches font appel à des enquêtes d’opinion.
Pensez-vous que le sondage puisse être un instrument scientifique valide ?
Il y a de très importantes différences entre une enquête d’opinion telle que nous, universitaires, la menons, et un sondage que l’on peut lire dans la presse. J’ai, par exemple, travaillé dans les 27 États membres de l’Union sur le sentiment d’identité européenne. Un sondage publié dans la presse aborderait cette question en demandant : « vous sentez-vous un peu/ beaucoup/très/pas du tout européen ? » Mon dispositif utilisait, lui, une batterie de 500 questions telles que : « Quelle serait votre réaction si on jouait l’hymne européen, après l’hymne national, quand un athlète européen remporte une médaille d’or aux Jeux olympiques ? » ou « Quelle serait votre réaction si l’on brûlait un drapeau européen devant vous ? »
Le sondage médiatique pense que l’on peut produire une question qui va permettre de mesurer la réponse que l’on souhaite atteindre. C’est impossible. Une enquête académique doit avoir la modestie de savoir que toutes les questions sont insatisfaisantes, surtout pour mesurer du psychologique ou du subjectif. Et qu’elles vont toujours mesurer à la fois ce que l’on veut mesurer et en partie autre chose.
Imaginons que je cherche à mesurer la xénophobie et que je pose une question comme
« Quelle serait votre réaction si votre fille épouse quelqu’un d’une autre origine ethnique ? » La réponse mesurerait tant la xénophobie que l’attitude vis- à-vis du mariage. Il faut donc croiser avec d’autres questions Quelle serait votre réaction si vous aviez un patron d’une autre origine ethnique ? », « Un voisin d’une autre origine ethnique ? ») pour réellement approcher une mesure de la xénophobie. En superposant des questions « trop » nombreuses et en utilisant des formulations et des échelles complémentaires, on arrive assez bien à approcher les sentiments ou les idées que l’on cherche à estimer.
Dans une influente critique des sondages, Pierre Bourdieu soulignait que tout le monde n’est pas, pour des raisons sociales, en mesure de formuler une opinion, par exemple sur une question politique (P. Bourdieu, Les Temps modernes, 318, 1292, 1973) Qu’en pensez-vous ?
L’intérêt de l’enquête académique est que l’on sait formuler les questions de telle manière que tout le monde puisse avoir une réponse. On ne demande pas aux gens leur opinion sur quelque chose, mais on déduit cette opinion de leurs réponses à des questions périphériques. C’est presque une enquête psychanalytique, qui peut révéler des opinions cachées ou inconscientes et qui, encore une fois, utilise de manière consciente et stratégique des types de questions variées et complémentaires. Notre questionnaire postélectoral commence par des questions ouvertes. On demande comment l’électeur se sentait (nerveux, excité, curieux…) quand il était dans l’isoloir. Mais le questionnaire comprend aussi des questions très diverses, comme « Quelles devraient être les principales qualités d’un président ?» ; ou encore « Que feriez-vous si vous gagniez 100 000 euros à la loterie ? » ; « Êtes-vous plutôt du genre toujours en avance ou toujours en retard ?» ; « À quel animal vous compareriez-vous ? »
Quelle est la fonction scientifique de ces questions ?
Ouvrir des portes. Je fais de la psychologie électorale, et la description, la typologie des personnalités ne fait pas consensus en psychologie. Il faut donc chercher un peu dans tous les sens pour cerner une personnalité. On cherche à établir des liens, même si on ne pourra pas forcément tous les expliquer de manière théorique. Ces questions « bizarres » contribuent aussi à ma réflexion méthodologique sur l’enquête en science politique. Il est toujours difficile de trouver des gens disposés à répondre.
Mon questionnaire est conçu comme un genre de psycho test « quel genre d’électeur êtes-vous ? » qui donnerait envie à l’enquêté de répondre pour mieux se connaître lui-même. Il faut repenser à l’enquête du point de vue du participant. Des gens qui réfléchissent à ce qu’ils disent ne sont pas des participants intéressants ; ils vont essayer de comprendre ce que je cherche à savoir, d’anticiper sur ce qu’ils imaginent être la « bonne » réponse. Mon travail s’efforce de se dégager de cette relation artificielle à l’enquête, pour avoir plus de réponses, et de meilleure qualité. Un questionnaire bien fait crée une discussion du sujet avec lui-même, qui lui est profitable. Il a été très satisfaisant de constater que 75 % des Britanniques ayant participé à une première enquête ont accepté d’y participer un an plus tard pour une autre élection. Et ce n’est pas la rémunération minime (50 centimes d’euros par questionnaire) qui l’explique. Les gens aiment bien parler de leur rapport aux élections, de leurs souvenirs. Le seul tabou, c’est leur choix électoral.
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Michael Bruter est professeur de science politique à la London Schéol of Economies.
Il a publié en 2009 (avec Sarah Harrison) The Future of Our Démocraties ? Young Party Membres in Six European Démocracies, et en 2011 Mapping Extrême Right Ideology chez Palgrave Macmillan.
Il coordonne actuellement une étude internationale visant à comprendre les mécanismes psychologiques du choix de l’électeur dans une quinzaine de pays, notamment pendant les élections présidentielles en France et aux États-Unis.