« De 1952 à 1955, George Berthoin a été chef de cabinet de Jean Monnet à la Haute Autorité de la CECA, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, future CEE. LP/Frédéric Dugit
À bientôt 94 ans, le directeur de cabinet de Jean Monnet à la CECA raconte l’aventure «chaotique» et «enthousiasmante» de la construction européenne.
Un salon vert d’eau aux moulures dorées. Georges Berthoin reçoit dans un appartement haussmannien où vécurent, avant lui, son grand-père puis son père. À bientôt 94 ans, le fils de Jean, ministre de l’Education nationale sous la présidence de René Coty puis de l’Intérieur sous celle du général de Gaulle, a conservé les bonnes manières des grands serviteurs de l’Etat.
Avant d’entamer la conversation, il propose « un café ou un whisky » et invite à goûter les truffes disposées sur la table basse. « À mon âge, on ne pense qu’à l’avenir », philosophe-t-il, alors qu’on est venu le voir pour évoquer ses souvenirs, nombreux et précieux au moment où le rêve européen est assombri par la montée des populismes et les atermoiements des Britanniques.
Georges Berthoin est une mémoire de la construction européenne et l’un de ses principaux artisans. Directeur de cabinet de Jean Monnet, le président de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, il a participé aux débuts de ce qui allait préfigurer la Communauté économique européenne (CEE), elle-même ancêtre de l’Union européenne fondée en 1993. Avant de devenir, sans en avoir le titre, le premier ambassadeur de la CEE au Royaume-Uni et de militer auprès des Britanniques pour qu’ils y adhèrent. « Je ne comprends pas les Anglais. Ça va être une catastrophe pour eux », se désole-t-il en évoquant le Brexit.
À la sortie de la guerre, Georges Berthoin, né en 1925, est parti aux Etats-Unis où il a appris l’anglais à Harvard. Le jeune homme en est revenu avec des envies d’union. « Je voulais faire l’Europe. C’était le défi de ma génération. Avant la guerre, je pensais que cela relevait de l’utopie, mais sur le sol américain, où j’ai croisé des Polonais, des Allemands, des Anglais qui ont tous réussi à s’intégrer aux Etats-Unis sans pour autant renoncer à leur culture, j’ai compris que mon idéal pouvait devenir réalité », raconte-t-il.
Schuman, un mental d’acier
Pourtant, à son retour en France, en 1948, il décroche un emploi au ministère des Finances, rue de Rivoli, très éloigné de ses idéaux et de ses aspirations. Il doit recouvrer les amendes infligées aux entreprises qui, sous l’Occupation, ont réalisé des « profits illicites ». Une rencontre va bouleverser sa vie. Son administration l’envoie à Metz pour assister Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères. Ce dernier, qui tente de se faire élire aux législatives, doit affronter la toute-puissante famille Wendel. Les maîtres de forges ne lui pardonnent pas d’avoir proposé de placer la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une haute autorité commune. « À son contact, explique Berthoin, je comprends qu’il y a quelque chose qui va changer. L’histoire rencontre l’homme et l’homme rencontre l’histoire. »
Robert Schuman est réélu. Sa mission terminée, Georges Berthoin s’installe en Alsace-Lorraine-Champagne. S’il est rentré des Etats-Unis quatre ans plus tôt, ce n’est pas pour faire carrière dans la préfectorale. « Là-bas, j’avais un chemin tout tracé. Une petite amie, une proposition de job, une vie qui commençait », se remémore-t-il. Mais, à 23 ans, on ne rêve pas d’une existence bien rangée. « J’ai tout envoyé valser », s’enorgueillit-il. Un matin du printemps 1952, il se décide à toquer au bureau de Jean Monnet, rue de Martignac, dans le VIIe arrondissement de Paris. Commissaire au plan, il est chargé depuis 1946 par le général de Gaulle de relancer l’économie dans le cadre des prêts américains du plan Marshall. Il travaille tout d’abord secrètement puis de plus en plus officiellement à la création de la Communauté économique du charbon et de l’acier. « Monnet, c’était l’aventurier, se rappelle le haut fonctionnaire. Il avait abandonné ses études à 16 ans pour travailler dans l’entreprise familiale de cognac et fait fortune aux Etats-Unis. Il avait la puissance de l’autodidacte : il fonçait, entraînait tout le monde derrière lui et faisait les comptes après. »
«Je crois à votre idée européenne»
Georges Berthoin a alors 27 ans. Il comprend que, s’il veut le séduire Monnet, il doit expédier les politesses d’usage et aller droit au but. « Je crois à votre idée européenne, lance-t-il. Je veux travailler avec vous. » L’entretien, « très austère », a duré moins de dix minutes. Monnet, 65 ans, demande au jeune prétendant d’apprendre l’allemand et réserve sa réponse.
Quelques semaines plus tard, en août 1952, Jean Monnet s’installe à Luxembourg où – surprise ! – il lui fait savoir qu’il l’attend. Ils sont une cinquantaine à travailler pour « Monsieur ». Les structures sont encore inexistantes, il n’y a même pas de comptabilité. Les « employés » sont payés de la main à la main. Ils n’ont pas de titre, pas de champ d’action précis, le patron fonctionne à l’instinct. Directeur de cabinet officieux, Georges va devoir préparer les courriers, commander et apporter des notes de travail, recevoir les gens que Monnet n’a pas le temps de rencontrer. Il hérite du bureau le plus proche de celui de son mentor.
Le résistant et l’ami allemand
Mais le 1er décembre, lorsqu’il franchit pour la première fois la porte de son nouveau bureau, l’euphorie retombe vite. C’est un Allemand qui vient l’accueillir. Les souvenirs de ses démêlés avec l’occupant et la Gestapo sont encore frais. La Seconde Guerre mondiale est une plaie béante dans leur vie. Georges Berthoin avait lutté pendant l’Occupation dans le Vercors, pleuré des camarades qui se sont fait arrêter, torturer et parfois fusiller. La mort rôdait partout. Une fois, alors qu’il avait les poches pleines de tickets de rationnement volés dans le maquis, elle s’est approchée très près de lui. Un jeune officier allemand fouillait méticuleusement chaque Français dans une file où il avait été enrôlé. Arrive son tour. « On avait presque le même âge, se souvient-il. Nos regards se sont croisés, ce qui n’arrivait jamais. Il a eu un moment d’hésitation et, finalement, il m’a fait un signe de la main et m’a laissé passer. S’il m’avait pris, j’aurais été aussitôt transféré en Allemagne. » Quelques mois plus tôt, c’est son père qui avait échappé de peu à une arrestation.
« Mais la guerre était finie, il fallait que je prenne sur moi », raconte Georges Berthoin, désormais décidé à ouvrir un dialogue avec cet Allemand devenu son voisin de bureau au Luxembourg. Le tabou des années 1940-1945 s’effrite, le sujet s’invite dans leurs conversations. Au fil des semaines et des mois, une relation se noue entre eux. « Une amitié », estime-t-il aujourd’hui.
Winrich Behr est un ancien officier de l’armée d’occupation, devenu un fervent partisan de l’Europe. Il lui confie avoir officié sous les ordres du général Friedrich Paulus sur le front de l’Est, à la fin de l’année 1942. Les forces allemandes étant encerclées par les Russes à Stalingrad, il est alors envoyé à Berlin pour demander formellement à Hitler la permission de se rendre. Georges Berthoin pâlit à l’énoncé de ce récit. Winrich Behr lui explique qu’il est ensuite affecté au service du général Rommel, aux Pays-Bas, pour mener les derniers combats. L’oreille rivée à la BBC en allemand, il ne se fait plus guère d’illusions. Il sait que le système va s’effondrer. « Ce n’était pas un nazi, tient à préciser Georges Berthoin. Seulement un soldat de la Wehrmacht qui est sorti de l’école d’officiers en 1938. »
«Plus jamais ça»
C’est celle-là, la réalité de l’après-guerre. Dans « le grand chaos » que représente la construction européenne, il a fallu bâtir des ponts entre les bourreaux d’hier et les vainqueurs d’aujourd’hui, ne pas nourrir le ressentiment, renoncer à toute idée de vengeance. Georges Berthoin s’y emploie, comme les juifs et les autres victimes du nazisme venus grossir les rangs de l’équipe. Tous étaient mus par une volonté commune : mettre en œuvre les conditions du « plus jamais ça ». « J’ai senti que j’étais en train de dépasser ma douleur, sans pour autant renier mes valeurs, confie Georges. C’est avec moi-même que je faisais la paix. » Ce qu’il expliquera, quelques années plus tard, à Simone Veil. La future présidente du Parlement européen était en proie aux mêmes interrogations et conflits de loyauté. Il l’aidera à les surmonter.
En quelques mois, entre 1952 et 1953, les institutions européennes s’esquissent, griffonnées sur une feuille de papier par Jean Monnet. L’élan fondateur semble n’avoir aucune limite, jusqu’à l’échec, brutal, de la création de la Communauté européenne de défense, en 1954. « À ce moment-là, j’ai cru qu’on n’allait pas y arriver, reconnaît Georges. Mais jamais je n’ai pensé à arrêter le combat. »
Personnellement désavoué, Monnet remet sa démission en 1955, à l’issue de la conférence de Messine qui sauve le projet européen et pose les bases du traité de Rome, signé deux ans plus tard. Georges Berthoin choisit de ne pas rempiler avec son successeur, René Mayer, et se fait nommer à Londres. À la tête du bureau européen de la CECA, il refuse alors le titre d’ambassadeur. « Mon père m’avait dit : Si tu l’es à 30 ans, tu le paieras cher ! » Son activité relève pourtant bien de la diplomatie. Tirant parti de la crise du canal de Suez en 1956, au cours de laquelle les Américains ont « lâché » leurs alliés anglais, il chante à ces derniers les louanges de l’Europe. « Revenez dans la famille, plaide-t-il, votre avenir est avec nous. » Le 1er janvier 1973, ils intègrent la Communauté économique européenne. Pour Georges Berthoin, devenu officiellement ambassadeur deux ans plus tôt, l’heure est venue de s’envoler vers d’autres cieux.
Alors que sa vie défile désormais en accéléré, ce fondateur « anonyme » et discret de l’Europe accepte depuis peu de placer son action dans la lumière. Il ne cherche pas les honneurs et la reconnaissance, mais veut témoigner de ces « lendemains qui chantent » après l’horreur de la guerre. Pour ne pas oublier, jamais, que l’Europe a permis de réussir la paix, « que la France a amené l’Allemagne à se retrouver, dans la dignité ». Un rayon de soleil éclaire son visage, et l’on ne sait soudain si c’est la lumière qui l’illumine ou ses souvenirs.
BIO EXPRESS
17 mai 1925 : naissance de Georges Berthoin à Nérac (Lot-et-Garonne). Il suivra des études de droit et de philosophie à l’université de Grenoble.
1940 : s’engage dans la Résistance.
1947 : entre à Harvard pour un an.
1948 : entre au cabinet de Maurice Petsche, secrétaire d’État aux Finances.
1952-1955 : chef de cabinet de Jean Monnet à la Haute Autorité de la CECA, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, future CEE.
1973-1992 : cofondateur et coprésident de la Commission trilatérale.
1978-1982 : président du Mouvement européen. »
Le Parisien – Gaëtane Morin – 7 avril 2019